Souvenirs années 50 : rue Lepic, place Blanche

Une amie m'a envoyé un petit mot pour mon anniversaire. Pour la remercier, dans la foulée, je lui ai fait un petit texte évoquant cette époque. Si vous aussi vous avez vécus les années 50, racontez un peu ce que vous avez vécu...

Michel

Juillet 1949, très chaud. Clinique Tarnier, rue d'Assas Paris 6e. Ma mère pèse alors 38Kg suite aux privations de la guerre et ne s'attendait pas, 16 ans après ma soeur, à avoir un nouvel enfant. Pas vraiment le bienvenu, mais bien là. A l'époque, on ne va à l'école qu'à 6 ans. Et encore, en maternelle. Le matin, c'est le marché de la rue Lepic, à deux pas du Moulin Rouge, au pied de la butte. Pas de sac, mais du papier journal pour envelopper les fruits et légumes. A la montée on achète. A la descente, on glane tout ce qui est bon à jeter. On achète peu : des harengs, des merlans, de la "viande hachée" (pas du steack haché) avec 40% de gras. On glane beaucoup, ça fait la soupe du soir. Mais il y a encore une incroyable joie de vivre : les Allemands sont partis ! Le plan Marshall inonde de milliards de dollars l'Europe de l'ouest pour qu'elle ne tombe pas entre les mains de Moscou. Une vraie "sobriété heureuse" comme on voudrait nous la faire avaler aujourd'hui. L'après-midi, re-montée de la butte, en passant devant le café d'Amélie Poulain, jusqu'à la place des Abbesses. On va chez le rétameur. Celui qui plonge les passoires fatiguées dans un bain d'étain en fusion. Magique, elle ressort toute neuve pour servir encore des années. Ma mère dépose une casserole en acier émaillé trouée par la rouille. Le rétameur mettra une pièce métallique de chaque côté et un rivet. Jeter une casserole est inimaginable. Jeter tout court aussi. On descend la poubelle, un seau en ferraille de 10 litres à moitié plein, une fois par semaine. C'est le zéro déchet imposé. Pour passer un coup de fil, il faut marcher jusqu'à la poste, suivre la file d'attente. Une cabine est attribuée avec ouverture d'une ligne Paris ou Province. Paris ça va, mais Province, faut passer par la standardiste de l'Inter. C'est le 22 à Asnières. Bilan 1 heure pour passer un coup de fil. Vient "8 heures du soir", comme on dit, il faut rentrer : l'axe Pigalle-Blanche se prépare pour la nuit. La faune change du tout au tout. Ça devient électrique, on le sent. Les macs s'installent dans les cafés, attablés en conférence ; les putes prennent leur distance sur le trottoir à raison d'une tous les dix mètres le long des strip-teases glauques aux lumières braillardes. Et à cinq heures, le balai des nettoyeuses entre en piste, pour laver les dégâts de la nuit. Un restau brûlé, c'est le racket des Corses ; un coup de couteau, c'est un arabe ! Tous les autres "patibulaires, frisé, basané mais pas arabe", ce sont les métèques ! Jugements lapidaires, mode survie. Et un anti-sémitisme incroyable, dans toutes les bouches, qui n'a pas reculé d'un pouce avec la fin du régime Pétain. Drôle d'époque !

Michel BRASSINNE